FRBR : de l’expression bordel !

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Modèles
  • 30 août 2013

Two strange monsters, par G33G (Fabio Dellutri) sur Flickr
Two strange monsters, par G33G (Fabio Dellutri) sur Flickr (Creative Commons BY-NC-SA 2.0)

Le mois d’août

Pour sortir d’une impasse il faut en prendre une autre.
Monsieur Songe

Robert Pinget (1919-1997). Monsieur Songe (1982).
Minuit, 1982. ISBN 2-7073–0612-6, page 26.
Minuit, 2011. (Double ; 74). ISBN 978-2-7073-2158-9, page 23.

………………

Le modèle FRBR, rappelons-le, se présentait comme une tentative de clarifier les éléments constitutifs des « notices bibliographiques » (FRBR : bibliographic records) produites selon les règles appliquées dans les années 1990.

Il s’agissait d’élaborer un cadre conceptuel permettant de comprendre clairement, sous une forme précisément exprimée et dans un langage qui soit parlant pour tout le monde, l’essence même de ce sur quoi la notice bibliographique est censée renseigner, et l’essence même de ce que nous attendons de la notice en termes d’adéquation aux besoins des utilisateurs.
FRBR § 1.1 Contexte

Il n’avait pas pour objectif direct de servir de socle à une conception nouvelle de la description bibliographique. C’est pourtant le rôle qu’on lui assigne aujourd’hui, et c’est ainsi qu’il a été utilisé, par exemple pour la rédaction du RDA.

Il n’aurait pas été inutile de vérifier au préalable qu’il y était apte, en l’état.

L’ « arborescence FRBR »

On retient essentiellement du modèle le premier groupe des entités qu’il définit (œuvre, expression, manifestation, item), et qui semblent dépendre hiérarchiquement l’une de l’autre, l’ « œuvre » se situant au plus haut niveau.

Entités du groupe 1 et relations fondamentales. FRBR § 3.1.1 Entités du groupe 1 : Œuvre, Expression, Manifestation, Item
Entités du groupe 1 et relations fondamentales. FRBR § 3.1.1 Entités du groupe 1 : Œuvre, Expression, Manifestation, Item

Le fait est que les entités sont présentées dans cet ordre, et que tout dans le rapport lui-même, les schémas d’accompagnement comme le texte proprement dit, conduit à cette impression que le modèle consiste en une arborescence dont l’œuvrefrbr est la racine, ou le tronc, qui se ramifie en expressionsfrbr, puis en manifestationsfrbr, pour s’épanouir finalement en itemsfrbr.

Or cette vision est discutable, au moins en deux des trois charnières de la chaîne Œ–E–M–I, à savoir les deux premières (Œ–E et E–M). Ça fait beaucoup. Il ne va être question dans ce billet que de la première ; pour la seconde, qui mérite un développement spécifique, on verra plus tard, un autre mois.

Dissocier le contenu de son, ou de ses, support(s)

Un des plus grands mérites du modèle FRBR est d’avoir signalé à la communauté des bibliothécaires cette réalité jusque là ignorée d’elle qu’est l’expressionfrbr.

La deuxième entité définie dans le modèle est celle d’expression : c’est-à-dire, la réalisation intellectuelle ou artistique d’une œuvre sous la forme d’une notation alphanumérique, musicale ou chorégraphique, ou sous une forme sonore, visuelle, objectale, cinétique, etc., ou bien sous l’aspect d’une combinaison de ces formes.
FRBR § 3.2.2 L’entité Expression

Par la même occasion le rapport attire l’attention sur le fait que les données qui permettraient d’identifier l’expressionfrbr sont, plus que toutes les autres, diluées dans la notice bibliographique normalisée traditionnelle, et par conséquent extrêmement difficiles à en dégager.

L’expressionfrbr correspond pourtant à un niveau d’analyse bien réel du point de vue des usages.

C’est celui que nous manipulons tous lorsque nous cherchons des contenus : un enregistrement sonore précis (par exemple :  la version des Nuits d’été de Berlioz par Régine Crespin, Ernest Ansermet et l’Orchestre de la Suisse romande de 1963) ou un texte (par exemple : la directive 2001/29/CE du Parlement européen ; la thèse de Roger Hameçon-Bernique sur l’évolution sociologique de la population des consommateurs d’andouille de Guéméné entre 1945 et 1962 dans les départements du Finistère, des Côtes-du-Nord et du Morbihan, ainsi que dans les arrondissements de Redon et de Saint-Nazaire), ou un film, une image, de la musique notée ou autre, sans nous soucier du contexte éditorial dans lequel ce que nous cherchons est publié.

L’expressionfrbr est en outre une entité manipulée par les éditeurs et par les gestionnaires de droits. En témoigne la définition, depuis les dernières décennies du XXe siècle, d’identifiants normalisés ad hoc, tels que :

  • l’ISRC (identifiant international normalisé des enregistrements, ISO 3901),
  • l’ISAN (numéro international normalisé d’œuvre audiovisuelle, ISO 15706-1) et le V-ISAN (Numéro international normalisé d’oeuvre audiovisuelle, identifiant de version, ISO 15706-2),
  • l’ISTC (identifiant international normalisé des œuvres textuelles, ISO 21047),
  • et l’ISWC (identifiant international normalisé des œuvres musicales, ISO 15707).

De fait, ces identifiants s’appliquent à des expressionsfrbr, et non à des œuvresfrbr. Le terme d’œuvre présent dans l’intitulé de la plupart d’entre eux ne doit pas être compris au sens du modèle FRBR, mais plutôt dans celui du langage courant, qui est peu ou prou celui qu’il revêt dans les différentes législations nationales sur le droit d’auteur.

7/7, par [auro] sur Flickr
7/7 par [auro] sur Flickr (Creative Commons BY-NC-SA 2.0)

L’ expressionfrbr versus l’ « œuvre de l’esprit »

La législation française parle en la matière  d’« œuvre de l’esprit », qui correspond exactement à l’expressionfrbr :

Sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code :
1° Les livres, brochures et autres écrits littéraires, artistiques et scientifiques ;
2° Les conférences, allocutions, sermons, plaidoiries et autres oeuvres de même nature ;
3° Les oeuvres dramatiques ou dramatico-musicales ;
4° Les oeuvres chorégraphiques, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, dont la mise en oeuvre est fixée par écrit ou autrement ;
5° Les compositions musicales avec ou sans paroles ;
6° Les oeuvres cinématographiques et autres oeuvres consistant dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non, dénommées ensemble oeuvres audiovisuelles ;
7° Les oeuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie ;
8° Les oeuvres graphiques et typographiques ;
9° Les oeuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie ;
10° Les oeuvres des arts appliqués ;
11° Les illustrations, les cartes géographiques ;
12° Les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture et aux sciences ;
13° Les logiciels, y compris le matériel de conception préparatoire ;
14° Les créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure. Sont réputées industries saisonnières de l’habillement et de la parure les industries qui, en raison des exigences de la mode, renouvellent fréquemment la forme de leurs produits, et notamment la couture, la fourrure, la lingerie, la broderie, la mode, la chaussure, la ganterie, la maroquinerie, la fabrique de tissus de haute nouveauté ou spéciaux à la haute couture, les productions des paruriers et des bottiers et les fabriques de tissus d’ameublement.
France. Code de la propriété intellectuelle – Article Article L 112-2

Voilà donc ce qui est protégé par le droit d’auteur. Certains termes semblent faire référence à un support matériel (« livre » et « brochure »), mais désignent en réalité les contenus de ces supports (le texte initial date des années 1950). Car il est bien stipulé que le droit d’auteur protège les « œuvres de l’esprit » indépendamment de leur support (acquérir un livre n’entraîne pas qu’on ait acquis en même temps de droit de propriété sur le contenu de celui-ci) :

La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel.
France. Code de la propriété intellectuelle – Article L111-3

L’œuvrefrbr versus la « conception de l’auteur » de l’« œuvre de l’esprit »

Seulement une « œuvre de l’esprit » n’existe (pour le législateur) que dès lors qu’elle est créée, c’est à dire « réalisée » selon la formulation employée dans la définition de l’expressionfrbr (cf. supra).

L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous.
France. Code de la propriété intellectuelle – Article L111-1

L’oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur.
France. Code de la propriété intellectuelle – Article L111-2

En d’autres termes : une idée, même déjà structurée, ne peut pas être protégée si elle n’est pas exprimée, et même manifestée — pour reprendre la terminologie FRBR. Il est bien fait référence à la « conception de l’auteur » (voir l’article L111-2 cité ci-dessus) — qui pourrait être l’équivalent de l’œuvrefrbr –, mais c’est pour ne pas en tenir compte.

L’articulation œuvrefrbr – expressionfrbr

No Day Is So Bad, par Brian Talbot sur Flickr
No Day Is So Bad, par Brian Talbot sur Flickr (Creative Commons BY-NC 2.0)

La définition de l’œuvrefrbr la voici :

La première entité que définit le modèle est celle d’œuvre : une création intellectuelle ou artistique déterminée.

Une œuvre est une entité abstraite ; il n’y a aucun objet matériel isolé auquel on puisse renvoyer comme étant « l’œuvre ». On reconnaît l’œuvre à travers des réalisations individuelles, ou expressions de l’œuvre, mais l’œuvre elle-même ne réside que dans une identité de contenu au sein des diverses expressions de l’œuvre. Lorsque l’on parle de l’Iliade d’Homère en tant qu’œuvre, on ne fait pas référence à telle ou telle lecture en public ou à tel ou tel état du texte de l’œuvre, mais à la création intellectuelle sous-jacente à toute la palette d’expressions que connaît l’œuvre.
FRBR § 3.2.1 L’entité Œuvre

Définition ambiguë. Elle hésite entre l’œuvrefrbr comme produit de l’activité humaine (« une création intellectuelle ou artistique déterminée ») et comme abstraction utile aux traitements bibliographiques (« l’œuvre elle-même ne réside que dans une identité de contenu au sein des diverses expressions de l’œuvre »).

Du moins ce second point de vue est-il énoncé. Mais le modèle lui-même a tendance à l’occulter, ne serait-ce que parce que la terminologie employée est à sens unique : on parle, dans les FRBR, de l’ « expression » d’une « œuvre », ce qui implique une subordination de la première à la seconde. C’est-à-dire qu’on en infère logiquement que l’œuvrefrbr a une substance propre, et qu’elle est antérieure à toutes ses expressionsfrbr. De fait on peut nommer  l’œuvrefrbr (le titre de l’œuvre est le premier de ses attributs) et la doter de toute une panoplie d’attributs supplémentaires tels que sa forme, sa date, etc. (voir FRBR §4.2 Attributs d’une œuvre).

Or la réalité est exactement inverse. C’est d’abord l’ « œuvre de l’esprit » qui voit le jour, c’est-à-dire l’expressionfrbr. Nul doute que cette dernière soit en effet l’expression de quelque chose qui a pris naissance dans l’esprit de son créateur ( la « conception de l’auteur », cf. supra). Mais ce quelque chose n’intéresse ni les bibliographes ni les autres métiers liés à la diffusion et à la gestion des œuvres, ni les utilisateurs des catalogues des bibliothèques. Ce quelque chose n’est pas l’œuvrefrbr, laquelle est une construction a posteriori, dont les éléments (à commencer par son titre) sont en fait le plus souvent relatifs à une expressionfrbr particulière, à savoir l’expressionfrbr originale d’une œuvrefrbr qui peut en compter plusieurs.

Au vrai, l’expressionfrbr n’est pas l’expression de l’œuvrefrbr, pas plus que cette dernière n’est l’œuvre de l’auteur.

La « conception de l'auteur », l' « œuvre de l'esprit » et l'œuvre FRBR

En la matière, plutôt que de spéculer sur le processus (cognitif) de production d’une « œuvre de l’esprit », il vaudrait mieux se borner à considérer les objets résultant de ce processus, puisque ce sont eux, et eux seuls qu’on manipule, aussi bien lors de l’activité bibliographique qui consiste à les décrire que dans toute autre activité liée à leur mise à disposition et à leur gestion, et in fine, à leur découverte.

Malheureusement, dans le RDA encore plus que dans FRBR, une évidente hiérarchie subordonne l’expressionfrbr à l’œuvrefrbr : il est obligatoire, lorsqu’on décrit une manifestationfrbr (qui reste dans RDA l’entité bibliographique sur laquelle repose l’organisation du catalogue), d’identifier l’œuvrefrbr qu’elle contient (« Lors de l’enregistrement des relations principales, inclure au minimum l’œuvre manifestée. », RDA § 17.3).

L’identification de l’expressionfrbr contenue n’est obligatoire que dès lors qu’il en existe plusieurs (« S’il existe plus d’une expression de l’œuvre, enregistrer l’expression manifestée », RDA § 17.3). C’est à dire qu’il faut déjà vérifier ce fait. Conséquence : lors de l’apparition d’une seconde expressionfrbr d’une  œuvrefrbr, il faut agir rétrospectivement sur les données déjà enregistrées.

On pourrait d’ailleurs montrer que l’expressionfrbr dans RDA semble moins définie pour elle-même que constituée d’éléments qui n’ont pas été attribués aux autres entités.

Le problème des œuvres dérivées

Side effects of spending three centuries in Eisenstadt, Austria, par Paolo Crosetto sur Flickr
Side effects of spending three centuries in Eisenstadt, Austria par Paolo Crosetto sur Flickr (Creative Commons BY-NC-SA 2.0)

La transformation d’une « œuvre de l’esprit » préexistante (par traduction, adaptation etc.) est protégée par le droit d’auteur, et cette protection est indépendante de celle qui couvre l’œuvre originale :

Les auteurs de traductions, d’adaptations, transformations ou arrangements des oeuvres de l’esprit jouissent de la protection instituée par le présent code sans préjudice des droits de l’auteur de l’oeuvre originale. Il en est de même des auteurs d’anthologies ou de recueils d’oeuvres ou de données diverses, tels que les bases de données, qui, par le choix ou la disposition des matières, constituent des créations intellectuelles.
France. Code de la propriété intellectuelle – Article L112-3

C’est à dire que l’ « œuvre de l’esprit » résultant d’une transformation d’une « œuvre de l’esprit » préexistante est protégée à la fois au titre de l’œuvre originale et à celui du travail de transformation de celle-ci. Pratiquement, il convient donc d’identifier clairement, pour chaque « œuvre de l’esprit » dérivée, l’ « œuvre de l’esprit » dont elle est une transformation.

C’est ainsi que les métadonnées d’enregistrement d’un identifiant tel que l’ISTC permettent de préciser si l’œuvre est originale ou dérivée. En cas de dérivation, la nature de celle-ci doit être consignée (10 types différents, parmi lesquels : annotation, compilation, révision, traduction, adaptation), et l’ISTC de l’œuvre originale fournie (source : ONIX for ISTC Registration : message format overview. Version 1.0.1, 24 August 2009, revised 5th September 2011, § 8 ISTC Registration Record [fichier .pdf])

En termes FRBR : les liens s’effectuent d’expressionfrbr à expressionfrbr sans passer par une instance de regroupement telle qu’une œuvrefrbr.

Dans FRBR (et dans RDA), les « œuvres de l’esprit » réalisées par transformation d’une « œuvre de l’esprit » préexistante sont réparties en deux catégories : soit elles constituent de nouvelles expressionsfrbr de l’œuvrefrbr dont dépend la première, soit elles relèvent d’une nouvelle œuvrefrbr. Dans la première catégorie on trouve par exemple une traduction d’une « œuvre de l’esprit » textuelle, tandis qu’une adaptation cinématographique relèverait de la seconde.

Quoi qu’il en soit, toutes les expressionsfrbr d’une même œuvrefrbr sont placées sur le même plan, l’expressionfrbr originale ne jouissant d’aucun statut particulier, ni même d’un attribut la signalant comme telle. C’est seulement en établissant, en plus du lien à l’œuvrefrbr appropriée, des relations entre expressionsfrbr (du type est une traduction de ou autre) qu’on peut pallier en partie cet inconvénient. Résultat : dans RDA, qui sur ce point applique FRBR à la lettre, il n’est pas actuellement possible de mentionner, sinon sous forme d’information textuelle, que la langue originale de Moderato cantabile, de Marguerite Duras, est le français.

Autre problème : dans FRBR, la décision de faire d’une œuvre dérivée, soit une nouvelle expressionfrbr d’une même œuvrefrbr, soit une expressionfrbr d’une œuvrefrbr distincte, relève de choix de catalogage :

En raison du caractère abstrait de la notion d’œuvre, il est difficile de définir avec précision les frontières de cette entité. En fait, il peut très bien arriver que d’une culture à l’autre on ne conçoive pas de la même manière ce qui constitue la substance d’une œuvre et le moment où l’on passe d’une œuvre donnée à une autre œuvre. Il s’ensuit que dans le cadre de conventions bibliographiques les critères permettant de déterminer les limites entre une œuvre et une autre peuvent varier selon l’appartenance à tel ou tel contexte culturel ou géopolitique.
FRBR § 3.2.1 L’entité Œuvre

C’est-à-dire qu’il est impossible d’attribuer à une œuvrefrbr donnée un identifiant qui ait une valeur universelle.

Faut-il se débarrasser de l’œuvrefrbr ?

Aie! they will see you! par Julie Kertesz sur Flickr
Aie! they will see you! par Julie Kertesz sur Flickr (Creative Commons BY-NC-SA 2.0)

Si l’expressionfrbr est la ligne de force sur laquelle s’appuyer pour que les métadonnées bibliographiques « frbérisées » deviennent effectivement utilisables indifféremment par tous les métiers impliqués dans la production et la mise à disposition des « œuvres de l’esprit », l’œuvrefrbr est-elle utile ?

Elle l’est s’il peut être démontré qu’un regroupement explicite d’expressionsfrbr parentes est utile dans certains cas. L’œuvrefrbr devrait se définir alors comme l’ensemble des métadonnées communes au regroupement qu’on décide d’opérer.

On peut convenir par exemple que la mise en commun, au sein d’une entité bibliographique spécifique, de métadonnées partagées par plusieurs expressionsfrbr est économique quant à la production de ces dernières, en même temps qu’elle en facilite la cohérence. Par exemple : l’auteur d’une « œuvre de l’esprit » textuelle est aussi celui de ses traductions, une éventuelle indexation matières établie pour le texte original est également valide pour les traductions etc.

En outre il n’est pas toujours possible, ni utile, de mettre en relation une œuvre dérivée (expressionfrbr) avec la version précise (expressionfrbr) de l’œuvre originale dont elle découle. Exemple : on ne dispose pas nécessairement de l’information permettant d’établir à partir de laquelle des différentes versions des Canterbury Tales de Chaucer telle traduction est effectuée.

The Canterbury Tales (1)

Ou bien : le film Plein soleil réalisé par René Clément (1960) est adapté du roman The talented Mr. Ripley de Patricia Highsmith, probablement par l’intermédiaire de la traduction française de celui-ci, Monsieur Ripley — détail sans importance aucune en l’occurrence.

The talented Mr. Ripley

Quoique le 2e cas puisse à vrai dire se résoudre sans œuvrefrbr, le premier nécessite au moins la définition d’une sorte d’expressionfrbr neutre, comme un joker auquel recourir le cas échéant. Ou bien une œuvrefrbr.

The Canterbury Tales

L’emploi d’œuvresfrbr dans un système donné peut par ailleurs se révéler un moyen de mieux répondre à des recherches vagues ne portant pas sur une expressionfrbr précise, et de faciliter la navigation entre expressionsfrbr.

Pour sortir d’une impasse…

Il faudrait inverser la règle du RDA. Au lieu de « Lors de l’enregistrement des relations principales, inclure au minimum l’œuvre manifestée. », RDA § 17.3 et de « S’il existe plus d’une expression de l’œuvre, enregistrer l’expression manifestée », RDA § 17.3, avoir pour règles :

Lors de l’enregistrement des relations principales, inclure au minimum l’expression manifestée.
et éventuellement
S’il existe plus d’une expression de l’œuvre, enregistrer l’œuvre manifestée.

Il faudrait en outre définir pour elles-mêmes les métadonnées décrivant l’expressionfrbr, et non considérer que relèvent de l’expressionfrbr les éléments de la notice traditionnelle qu’on n’arrive à caser ni dans l’œuvrefrbr ni dans la manifestationfrbr.

Il faudrait aussi instituer un statut particulier pour les « œuvres de l’esprit » (expressionsfrbr) originales, celles découlant directement de la « conception de l’auteur » et qui sont, directement ou non, au départ de toute éventuelle transformation ultérieure.

Refaire RDA, quoi.

On en reparle en 2040.


N.246 : SoRRy, MaDaMe ANNèTTe, ThE WoRLd iS iN a TeRRibLe MeSS (e un ragazzino cerca di metterlo a posto con un sorriso 😉 ) par Encore! (Stefano Coviello) sur Flickr (Creative Commons BY-NC-SA 2.0)

Cet article a 12 commentaires

  1. Hervé Le Crosnier

    Merci pour votre analyse. Nous avons utilisé le modèle FRBR comme métaphore pour la construction d’un nouveau modèle de document en mode numérique dans le projet SYDONIE. Et nous constatons bien les questions que vous posez. D’abord la traduction « Oeuvre » pour « Work » est mal choisie, et nous avons préféré conserver les termes anglais. Ensuite, la représentation en arbre est trompeuse, car on voit tout découler du « work », alors que celui-ci est en réalité « dans les nuages », plus proche de la notion de « titre uniforme » en catalogage : c’est ce qui unifie pour la commodité de l’accès et de la circulation, des expressions. Il reste à penser (en tout cas dans le cadre de notre usage métaphorique) le fait d’avoir plusieurs expressions pour désigner une même manifestation (par exemple des métadonnées et description multilingues (plusieurs expressions) d’une même image (à la fois un même work – le travail créatif) et un même ensemble de manifestations (l’original et les représentations dans d’autres formats). De même, la notion d’original et de branche de l’arbre ayant le focus est nécessaire.
    Bref, FRBR est un véritable « outil pour penser », mais ne peut certainement pas satisfaire son programme original d’un vocabulaire et d’actions qui seraient incontestables et partagées.

  2. plp

    Merci de votre commentaire.

    Je ne dirais pas que la traduction est mal choisie (je pense qu’on ne peut pas traduire work autrement que par oeuvre), mais je regrette la terminologie des FRBR. Et comme vous dites, le « work » est très exactement la racine du titre uniforme du catalogage traditionnel : [La scomparsa di Majorana (1975)], tandis que l’expression est constituée des éléments additionels : [La scomparsa di Majorana (1975). Français. 2012]. Tout ça date quand même des années 90, et sent sa bibliothéconomie… Et je suis bien d’accord avec votre conclusion.

    Dans ce que vous dites du projet SYDONIE, il y a quelque chose que je ne suis pas sûr de comprendre, c’est quand vous parlez de « description multilingues (plusieurs expressions) » : vous voulez dire plusieurs expressions des descriptions ?

    Ph. Le Pape

  3. marieidille

    (j’ai un peu tardé à relire ce billet en prenant vraiment le temps, alors qu’il est salutaire pour bien comprendre à quoi sert l’expression, que j’ai parfois du mal à cerner. Merci!)

    Donc l’œuvre n’est qu’un élément pratique de gestion des données bibliographiques, et il faudrait qu’on la présente plutôt comme ça, mais qui me paraît utile, voire indispensable dès qu’on a plus d’une expression, comme tu le démontres avec l’exemple des Canterbury Tales.

    Question
    « Ce quelque chose n’est pas l’œuvre-frbr, laquelle est une construction a posteriori, dont les éléments (à commencer par son titre) sont en fait le plus souvent relatifs à une expression-frbr particulière, à savoir l’expression-frbr originale d’une œuvre-frbr qui peut en compter plusieurs. »
    En ce qui concerne le titre, le choix de retenir la version originale comme titre de l’oeuvre n’est pas imposé par le modèle, n’est-ce pas? Je pense à la Cité de la musique qui a choisi de retenir la version la plus connue par le public français, et la question de la langue du titre de l’oeuvre est souvent posée en formation. La majeure partie de nos usagers actuellement aura toujours besoin de se raccrocher au titre qu’il connaît le mieux, le plus souvent en français, donc.

    « Il faudrait inverser la règle du RDA. Au lieu de « Lors de l’enregistrement des relations principales, inclure au minimum l’œuvre manifestée. », RDA § 17.3 et de « S’il existe plus d’une expression de l’œuvre, enregistrer l’expression manifestée », RDA § 17.3, avoir pour règles :
    Lors de l’enregistrement des relations principales, inclure au minimum l’expression manifestée.
    et éventuellement
    S’il existe plus d’une expression de l’œuvre, enregistrer l’œuvre manifestée. »

    Puisqu’il n’y a pas la moindre chance d’y parvenir, je voterais bien pour qu’on passe au plan B. Quel qu’il soit. ^_^

  4. plp

    (j’ai un peu tardé à relire ce billet en prenant vraiment le temps, […])

    Tu es donc la première lectrice de ce billet ! Enfin quelqu’un !

    Donc l’œuvre n’est qu’un élément pratique de gestion des données bibliographiques, et il faudrait qu’on la présente plutôt comme ça, […]

    Dans le modèle ça reste ambigu. On voit bien d’où elle vient cette notion d’oeuvre : de la bonne vieille autorité titre uniforme.

    Question
    En ce qui concerne le titre, le choix de retenir la version originale comme titre de l’oeuvre n’est pas imposé par le modèle, n’est-ce pas?

    Non, le modèle n’impose rien du tout. Il n’oserait pas.

    Puisqu’il n’y a pas la moindre chance d’y parvenir, je voterais bien pour qu’on passe au plan B. Quel qu’il soit. ^_^

    Tu ne veux pas essayer FRBRoo ? C’est renversant.

  5. marieidille

    Mais non, H. Le Crosnier l’avait lu avant moi!
    Il faut que je me penche sérieusement sur FRBRoo… Mais on est toujours au niveau du modèle, non, pas de norme d’application?

  6. plp

    Oui c’est vrai que H. Le Crosnier l’a lu.
    Encore moins dans la norme d’application avec FRBRoo : tu donnes ça à des catalogueurs, ils meurent quelques jours après, victimes d’une stupeur impossible à maîtriser.

  7. benoit

    >> Lors de l’enregistrement des relations principales, inclure au minimum l’expression
    >> manifestée.
    >> et éventuellement
    >> S’il existe plus d’une expression de l’œuvre, enregistrer l’œuvre manifestée.

    Ô merci ! Vous venez de m’ôter un caillou de la tête. Cette approche s’adapte très bien dans un contexte muséal ou par exemple pour des peinture on a essentiellement des expressions (frbr) et parfois des série d’exemplaires d’une même œuvre (frbr).

  8. Shonagon

    Si j’ai bien compris votre article, on pourrait résumer, en calquant sur la formule de Sartre – « L’existence précède l’essence » – :
    L’expression (frbr) précède l’œuvre (frbr)

  9. plp

    On pourrait dire ça, oui 🙂

Les commentaires sont fermés.